W.S. Graham, Les Dialogues obscurs — Poèmes choisis

W.S. Graham photographié par Michael Seward Snow, fin des années 50     (William) Sydney Graham par Michael Seward Snow, fin des années 50 - © estate of Michael Seward Snow / National Portrait Gallery, London
W.S. Graham photographié par Michael Seward Snow, fin des années 50
(William) Sydney Graham par Michael Seward Snow, fin des années 50 – © estate of Michael Seward Snow / National Portrait Gallery, London

Comme pour George Oppen, plutôt que de tenter d’expliquer ou de commenter la poésie de William Sydney Graham, lisons :

Je te tape un signal un signal clair
Sur les tuyaux du monde
Je n’en sais pas assez,
Ignorant où ils finissent. Je tape
Sans cesse pour interrompre le silence,
En tirer une main d’homme qui fabrique
Dans cet instant ce dialogue entre nous.
TAP-TAP. Le lis-tu ce tap-tap que
Je t’envoie le long de
Mon élément ? Ô regarde. Les voici
Qui ouvrent et ferment les Portes de la
Communication, ils approchent, Princes de
L’Histoire munis de leurs récipients de
Gaz en cristaux, me renversent et m’étouffent
Étranglé, garrotté avec mes semblables
Sous ce toit si terriblement charitable.

Fragments que j’envoie (extrait), 1970

Cette sélection de poèmes est la première parution en français de ce poète né en Écosse en 1918 et mort en Cornouailles en 1986. Harold Pinter a contribué à le faire connaître, dans cette page de son site consacrée à WS Graham, Harold Pinter cite le très beau poème d’amour I Leave This at Your Ear (For Nessie Dunsmuir). Ce ne peut être un hasard si le thème du langage revient souvent chez W.S. Graham.

MESSAGE À QUI FAIT LE DIFFICILE

Ce matin je suis prêt si tu l’es,
À t’entendre parler dans ton nouveau langage.
Je crois que je ne suis plus très loin
D’une manière d’écrire ce qu’à mon sens
Tu dis. Tu énonces très clairement
Des mots terribles toujours hors de ma portée.

Campé dans mon vocabulaire je regarde
Par ma fenêtre d’eau fine, prêt
À traduire des occurrences naturelles
En une chose qui surpasse toute idée
De plaisir. Les brins d’avril s’envolent
Portant de légers messages aux esseulés.

Ce matin je suis prêt si tu l’es
À parler. Les pluies précoces et vives
Du printemps trempent les carreaux.
Là dans mes mots qui regardent au dehors
je vois ton visage qui parle, vole,
Dans un nuage et veut dire quelque chose.

(1977)

L’édition par Black Herald Press est soignée et bilingue. La traduction par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre excellente. Un essai de W.S. Graham sur sa poésie a été ajouté à ce recueil.

Clairement ils veulent me faire mourir
De peur ou tout comme. Je crois
Que tu sais qui je suis. Pour me répondre
S’il te plaît tape, tape vite sur le métal
Le plus proche. Quand tu recevras de mes nouvelles
Je ne te connaîtrai pas. Celui qui
Te parlera ne sera pas moi.
Je me demande ce que je dirai.

Fragments que j’envoie (extrait), 1970

Les Dialogues obscurs, Poèmes choisis, W.S. Graham, traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre, édition bilingue enrichie d’une bibliographie, des notes, une chronologie, une introduction et une postface, éd. Black Herald Press, 14€ — Découvert chez la librairie Charybde, 129 Rue de Charenton,  75012 Paris

Autre lien : Graham lisant certains de ses poèmes, enregistrement de 1979, signalé par la traductrice Blandine Longre.

 

Ta femme me trompe, David di Nota

Dualité, Frederique Manley
Dualité, Frederique Manley (c)2012 — Découvrir l’artiste Frederique Manley

Roman très court, une heure trente de lecture, au sujet sans importance, un adultère entre une bourgeoise et un journaliste, mais vif — oui, vif ! —, avec un style et une ironie (qui m’ont semblé) originaux dans la production française. Le style ? Minimaliste boosté aux ellipses et aux phrases commençant par une phrase et terminant par une autre. Chapitres ultra courts, vu la ténuité du sujet, cela évite de s’ennuyer. Du Yasmina Reza sans la présence de l’auteur, du Jean Echenoz sans limitation de vitesse (par moments, on se croit chez Minuit dans quinze ans). Les personnages ? Curieusement, c’est le narrateur (roman au « je »), ce journaliste, auquel on s’identifie le moins. Le cocu et la femme adultère sont très humains et subsistent après la lecture. Sans doute parce que le sujet de ce mince livre est justement de se moquer de ce « je » d’aujourd’hui, un type toujours dans l’à peu près, en journalisme comme en sexe, dans une autosatisfaction évitante, se foutant du monde en fait. L’ironie est puissante, excessive, arrivant de tous côtés. Dans les sujets traités par le journaliste, une actrice porno reconvertie dans le catholicisme. Dans le comportement de la bourgeoise adultère qui le double en écrivant l’article qu’il aurait pu écrire si. Dans ses justifications à chaque conséquence de ses à peu près.

La campagne s’éveillait à peine, mais le chant des grillons ne fit que m’irriter, d’autant qu’une série de questions touchant la jeune actrice occupait mon esprit. J’espérais renouveler de fond en comble mon sujet (c’était là mon habitude), mais j’ignorais comment raconter cette histoire correctement. Après avoir remercié le chauffeur du bus, je pris un chemin de traverse, et fis un signe au premier paysan que le hasard plaça sur ma route. L’homme m’indiqua presque aussitôt, avec cette spontanéité haute en couleur qui rend cette terre si attachante, un bar où il me serait très facile de la rencontrer. (Fin chapitre 1)

 

Je rentrai à l’hôtel et fixai mon retour au lendemain matin. Certes, je n’avais pas rencontré Claudia Koll. Les rares renseignements que j’avais obtenus sur son compte provenaient d’une source indirecte et peu fiable. Mais l’habitude de faire comme si j’avais interviewé les gens n’avait rien d’extraordinaire chez moi. Ce n’était pas la première fois que je trompais mes lecteurs, et ce n’était sûrement pas la dernière. Chapitre 12

Ta femme me trompe, David di Nota, éd. Gallimard, 2013 — 15,90€ en papier, 11,99€ en numérique.

L’odeur des lys, la liberté des feuilles, le temps mesuré

Je ne sais clairement pourquoi ce poème de Cadou me poursuit depuis des années. Je ne crois pas qu’il s’agisse seulement de la nostalgie dont il est empreint. Alors, le choix d’un homme qui se savait très malade ? Il est mort à 31 ans. Miser juste, sur le seul lièvre qui vaille. Devant cette question, l’effroi splendide de la liberté lors que le temps est mesuré.

Pourquoi n’allez-vous pas à Paris ?

René-Guy Cadou— Pourquoi n’allez-vous pas à Paris ?
— Mais l’odeur des lys ! Mais l’odeur des lys !

— Les rives de la Seine ont aussi leurs fleuristes
— Mais pas assez tristes oh ! pas assez tristes !

Je suis malade du vert des feuilles et des chevaux
Des servantes bousculées dans les remises du château

— Mais les rues de Paris ont aussi leurs servantes
— Que le diable tente ! que le diable tente !

Mais moi seul dans la grande nuit mouillée
L’odeur des lys et la campagne agenouillée

Cette amère montée du sol qui m’environne
Le désespoir et le bonheur de ne plaire à personne

— Tu périras d’oubli et dévoré d’orgueil
— Oui mais l’odeur des lys la liberté des feuilles !

René-Guy CADOU, Hélène ou le Règne végétal, Paris, Seghers, 1952

L’intégrale de la poésie de René-Guy Cadou a été publiée par Seghers en 1978 sous le titre Poésie la vie entière, on le trouve chez des bouquinistes et des sites ou libraires d’occasion, soit en un tome, soit en deux volumes au format poche (pour moi, c’était à A plus d’un titre, quai de la Pêcherie, à Lyon, une librairie regrettée).

George Oppen, Poésie complète

George OppenPlutôt que de tenter d’expliquer ou de commenter la poésie expressionniste de George Oppen, lisons :

Piétonne

Quelles générations auraient pu rêver
De cette petite-fille des rues commerçantes, les yeux

Dans la lumière marchande, les lumières du magasin
Plus étincelantes que la lueur des phares, de la lune à son lever

Depuis le port salé si riche
Si étincelante sa ville

À la surface du trottoir, le réseau des fils où elle marche
Dans les prémices de l’hiver au milieu des immeubles gigantesques.

Dans Les Matériaux (1962), page 101

Traduit en France par Yves di Manno, publié par José Corti, en un recueil regroupant l’ensemble de son oeuvre qui s’étale de 1934 à 1980 avec presque 30 ans de silence entre 1934 et 1962. Américain, engagé en 1942, exhilé sous le maccarthysme.

Survie : infanterie

Et le monde changea.
Il y avait des arbres et des gens,
Des trottoirs et des routes

Il y avait des poissons dans la mer.

D’où venaient tous ces rochers ?
et l’odeur des explosifs
Le fer planté dans la boue
Nous rampions en tout sens sur le sol sans apercevoir la terre

Nous avions honte de notre vie amputée et de notre misère :
nous voyons bien que tout était mort.

Et les lettres arrivaient. Les gens s’adressaient à nous, à travers nos vies
Nous laissaient pantelants. Et en larmes
Dans la boue immuable de ce terrible sol

Dans Les Matériaux (1962),  page 97

George Oppen, Poésie complète, Traduit par Yves di Manno, éd. José Corti, 334 pages, 23€

Liens (vérifiés le 12 juin 2013) :

Un roi sans divertissement, Jean Giono : narration et points de vue

Illustration du billet Un roi sans divertissement de Jean Giono
Dans les environs du Chambon sur Lignon pendant les Lectures sous
l’arbre de Cheyne éditeur – Photo Gilles Bertin

L’histoire d’Un roi sans divertissement est racontée par plusieurs narrateurs ou, plus exactement, par un seul narrateur qui joue d’une focalisation variable allant du point de vue de tout le village jusqu’à un point de vue totalement individuel.

Souvent, il s’agit d’un narrateur « on », le village ; dans ce cas, le lecteur n’a pas trop besoin de savoir de qui il s’agit, ce sont des personnes du village mais cela n’a pas d’importance de savoir qui elles sont plus précisément. Dans ce cas-là, le narrateur fait partie d’un tout, le village.

Parfois « nous », quand la scène est plus précise et qu’il y a des actions, par exemple durant la battue ; là, il s’agit d’un sous-groupe précis du village, en l’occurrence les hommes désignés pour former cette équipe de rabatteurs.

Enfin, il y a plusieurs « je », au moins deux.

Le « je » du vrai narrateur. Giono l’introduit toujours avec délicatesse, progressivité :

J’ai eu de longs échos de ce Langlois par la suite. À une certaine époque, il y a plus de trente ans, le banc de pierre, sous les tilleuls, étaient plein de vieillards qui savaient vieillir. Voilà ce qu’ils me dirent, tantôt l’un, tantôt l’autre.

Et un deuxième « je » très astucieux. Celui d’un personnage dont le narrateur rapporte les propos et les pensées tells que ce personnage les a contés à lui et au village. C’est Frédéric II quand il poursuit l’homme dans la neige.

Nous deux, l’autre gendarme et moi (dira Frédéric II), il nous entraîna derrière cette fameuse maison […].

Un roi sans divertissement, Jean Giono, Collection Folio n°220, 6,50€ (on le trouvera facilement en occasion)

Première citation, page 86, et deuxième, page 81.