Le choix de Witold

Une première version de ce texte a été publiée dans le cadre des Vases communicants chez Maryse Vuillermet en juillet 2012.

Witold Heleniak grenouille dans la finance japonaise. Il est arrivé voici une heure par le vol direct Tokyo Varsovie. Un hélicoptère l’attendait sur le tarmac, il l’a amené ici, à cent vingt kilomètres au sud, dans la friche industrielle Kozlowski de Łódź. Des dizaines de grandes halles aux murs de briques coiffées de charpentes métalliques, aux dalles de béton jonchées de bris de vitres tombées des verrières, de ballots de tissus éviscérés, de palettes brisées. Depuis la chute du rideau de fer tout a changé, en pire, en mieux, en autre chose. Witold avait une dizaine d’années, comme moi, il ne se souvient de rien de précis, seulement d’un désastre magnifique, d’un espoir terrifiant, la traversée d’un cerceau enflammé, la pulsation précipitée du temps, tout cela mêlé en un magma bruyant, éclatant… personne ne nous expliquait rien, la liberté ne s’explique pas, on est jeté dedans sans bouée et on se débrouille ou on coule, les parents de Witold avaient assez surnagé pour lui assurer de bonnes études à l’université de Łódź, en mathématiques. Il était brillant, une fondation américaine lui a payé une bourse, il s’est spécialisé en modélisation financière. La Bank of Japan –la BoJ pour les japonais et les financiers de toute la planète – lui a proposé un job avant même l’obtention de son diplôme, il nous a quittées toutes deux, moi et Łódź. Depuis, il n’est jamais revenu.

L’hélicoptère le dépose exactement en face de la fresque peinte sur la façade du théâtre, mon théâtre, un bâtiment que rien ne distingue des autres halles industrielles de la zone, hormis cette Lolita de BD dotée d’immenses yeux verts sous la mosaïque composée de carreaux de faïence bleu nuit :

ATELIER K
TEATR LOGOS

Witold a su la retrouver, l’indiquer au pilote. L’hélicoptère redécolle, couchant les touffes d’herbes folles jaillissant des fissures des dalles. Witold pénètre dans l’Atelier K. Il ressort presqu’aussitôt, portant des chaises et, accrochée à son coude, notre table, cette petite table basse au pourtour décoré d’arabesques en fer forgé où nous buvions des Żywiec après les répétitions. Il s’installe. Allume une cigarette. Une autre. Plusieurs. Une ribambelle.

Antho et Momo, Friche industrielle de Vaulx-en-Velin © Mathieu Neuville
© Mathieu Neuville — Antho et Momo, Friche industrielle de Vaulx-en-Velin

Witold attend.

Il m’attend, moi.

Il a fini son paquet, il le froisse, le jette par terre – il est bien de retour, à Tokyo il ne fait sans doute pas ça –, il fouille dans sa veste, sort un paquet neuf, le considère, rassuré d’avoir assez de munitions pour attendre.

Il m’a aimée désespérément, intensément, fabuleusement, il m’aime toujours. Pour quelle autre raison serait-il ici ?

Il change de position sur sa chaise, mais évite de regarder la fresque. Sa fresque. Mon portrait qu’il a peint lui-même. Il est à côté depuis qu’il est arrivé mais se comporte comme si elle n’existait pas. Comme s’il avait peur de moi. Et comme s’il avait peur de lui. De ce qu’il a abandonné. Bien plus qu’un amour, son art du dessin.

Une fauvette zinzinule. Il se lève avec des gestes prudents, s’avance vers le bosquet d’acacias au coin de l’atelier. Elle déroule les crécelles de ses strophes courtes en crescendos de gazouillis. C’est une oiselle aux tons gris olive et blanc cassé, toute petite chose bouleversante, ardente, fervente, tout le chant du monde.

La fauvette, il ne la verra pas, pas plus qu’il ne me verra. Toutes deux, nous n’existons que dans ses souvenirs, nulle part ailleurs, plus présentes que si nous étions là, devant lui, en chair et en os.

1992, une soirée de juin. Witold porte une salopette de cheminot trop grande. Elle a appartenu à son père. Un parfum de miel embaume l’air. Les acacias ont poussé dans la zone industrielle désertée. Le Teatr Logos s’est s’installé dans l’atelier K voici quelques mois. Witold et moi sommes assis devant cette même table, elle est couverte d’un pique-nique que nous ne mangeons pas. Depuis des semaines, chaque soir, il me rejoint à la fin de mes répétitions.

Sur sa chaise, seul, le même chagrin qu’alors l’emplit. Un voile qui s’étire du Japon jusqu’ici, dans le vieux cœur de la Pologne. Une gaze de sensations et d’émotions qui remontent, « a mood » comme disent les américains. Il se mord l’intérieur des joues. Il croquait ma bouche, poussait sa langue en moi, nos salives se mêlaient dans le même fluide chaud qui de nos lèvres coulait dans nos gorges. Nos bras tremblaient de fatigue nerveuse, nous avions froid alors que juin de cette année-là était brûlant. Cette humidité, ce tremblement, il les a encore en lui, aujourd’hui. La douleur était à vif. Nous avions commencé à nous aimer mais, aussitôt !, cela s’arrêtait. À cause de lui ! Il voulait tout. Partir au Japon et que je parte avec lui, loin de Łódź, de l’Atelier K et du Teatr Logos où je débutais, il voulait que nous nous mettions dans la même valise, et que nous nous transportions là-bas avec notre amour. S’il avait pu ajouter Łódź dans la valise, il l’aurait fait. Nous arrachions le papier peint de nos murs. Des lambeaux, des aigrettes restaient par ci, des pans entiers par là, le sol était couvert de billets à l’encre délavée par nos pleurs. Notre premier grand chagrin d’amour. Dessous, derrière, il y avait Łódź, nos familles, nos amis, les usines vides. Nous devions nous séparer, la décision avait été prise bien avant ces soirs d’été, lorsque j’étais venue ici pour la première fois, friche industrielle Kozlowski, atelier K, pousser la porte du Teatr Logos, lorsque Witold avait eu au téléphone un chasseur de tête de la Bank of Japan. Witold savait les équations, les théories, les modèles… Mais il ne savait pas le choix. Il ne savait pas partir. Quitter Łódź. Me quitter. Alors il pleurait et nous nous disputions.

Aujourd’hui, vingt ans plus tard, la troupe du Teatr Logos ne viendra pas répéter. Witold peut attendre devant l’Atelier K, il n’y aura plus de motos qui remonteront l’allée, passeront entre les bâtiments abandonnés, s’arrêteront ici, des casque ôtés libérant des chevelures de garçons et de filles de notre âge. L’Atelier K est vide, le Teatr Logos s’est installé dans un bâtiment de pierre au centre ville.

Witold n’a pas réussi à voir la fauvette, il retourne s’asseoir. Sort un carnet de sa veste. Un crayon. Ainsi donc, il dessine toujours. Il tourne la tête vers la fresque.

Ses yeux fixent les miens.

Sa main trace un trait. Un autre. Il dessine.

Witold n’aurait pas dû revenir. Je suis une illusion, une trace sur un mur, quelque chose qui retient en arrière, cela s’appelle le passé, un apitoiement sur soi-même, un remords, c’est un soir d’été, c’est Łódź, la fin de l’enfance, un tricot d’odeurs de cheveux, la neige des hivers, les grincements des tramways avenue Kościuszki, les répliques des répétitions résonnant dans l’Atelier K, quelque chose de tellement plus complexe et tenace que les systèmes financiers auxquels Witold consacre sa vie. Mais il a eu besoin de revenir.

La nuit tombe. Des phares grossissent dans l’allée entre les bâtiments de la friche. Un instant, il peut se donner l’illusion qu’il s’agit d’amis venant nous rejoindre. Nous boirons des bières et nous fumerons et tout à l’heure nous repartirons dans Łódź, au Krag, à la Sesja Tawerna ou au Piwiarnia Warka.

Le pinceau des phares décrit un arc de cercle, éclaire Witold, puis la fresque. Il marche vers le taxi, s’installe à l’arrière. La voiture repart.

Demain à l’aube, les artificiers trufferont ces bâtiments d’explosifs. Les bulldozers suivront, poussant le passé de leur lame neuve. Une zone commerciale sera construite. Witold a-t-il retrouvé ce qu’il a laissé ici, il y a vingt ans ? Ou au contraire est-il venu y abandonner quelque chose à jamais ? Les feux arrières du taxi s’éteignent, la fauvette a repris ses trilles dans les acacias.

Gilles BERTIN

Photo : Mathieu Neuville, avec son autorisation

La galerie de Mathieu sur Flickr : www.flickr.com/photos/labodeguita/with/5582151483

Mathieu a illustré un autre de mes textes : https://www.lignesdevie.com/2012/05/a-2-pates/

 

« A 2 pâtes »

Pour ce texte, le photographe Mathieu Neuville (voir son travail sur Flickr sous le nom de Milwair), a accepté de partager l’une de ses photos de la Place Sathonay à Lyon où était (il n’existe plus, hélas !) le restaurant « À 2 pâtes ». Merci Mathieu.

Transpiration © Mathieu Neuville, all rights reserved. Expérimentations étudiantes des grands ateliers de l'Isle d'Abeau, place Sathonay Lyon, Fête des Lumières 2010.

   Les pâtes et les arbres, les arbres et les pâtes, le trottoir étroit, les tables en fer, les sacoches et les sacs à main entre les pieds, la nuit tombée, lui travaille derrière le comptoir, seul à l’intérieur, la salle est vide, on boit du vin en l’attendant, douceur de mai ou de juin, les pétales opales des fleurs des marronniers, à deux mètres une forêt de vélos, tous les vélos du quartier, on n’ose pas bouger, on discute, on a passé sa commande il y a un bon moment, quand il arrive on mate les assiettes qu’il pose devant ses voisins, on se sourit, on attend encore, la bouteille est finie, on va en chercher une autre, la carte est la même depuis trois quatre ans, gnocchi, canelloni, ravioles, penne au pesto maison, on attend depuis si longtemps qu’on n’a plus faim, mais ses pâtes !… celles qu’ils préparent en ce moment, ses mains cachées derrière le comptoir, mais les arbres !… la nuit et l’été !… mais ses pâtes !

Temps des tags

 

 

Temps des tags

 

Elle a sur chaque paupière

une punaise pointe en l’air

 

même visage d’après ses accouchements

doux et las

leurs bébés près d’elle menottes crispées

dans le berceau standard de la maternité

 

elle ouvre la bouche

une poignée de punaises jaune laiton roule sur sa langue

aux commissures de ses lèvres

dégoulinent des écrous pour modèles réduits et leurs rondelles inox

 

il la regarde

quinze ou vingt ans après leur séparation

elle lui rend visite parfois

il la découvre allongée sur son lit

bras collés au corps

 

tout tombait

les cartes postales

les calendriers les photos leurs cadres

les maquettes se désagrégeaient

ils s’écrivaient sur les murs

 

Maison de Sansais, le matin

Publication de « L’importance de l’homéopathie » dans la revue Borborygmes

Au nom de la revue Borborygmes, je vous invite ce vendredi 20 janvier au lancement de son numéro 20, à la librairie Matière à Lire, Paris 12ième. Des comédiens et des musiciens animeront la soirée. Je serai de la fête avec ma nouvelle L’importance de l’homéopathie.

Peinture Frédéric Fau en couverture du n°20 de Borborygmes
Peinture de Frédéric Fau en couverture de Borborygmes n°20

Pour un auteur, être publié est essentiel. Quand il s’agit d’une parution dans une revue comme Borborygmes, c’est un bonheur particulier. Car Borborygmes, revue semestrielle de création littéraire et graphique, mène depuis vingt numéros un travail constant de sélection et de publication soignées de textes et de travaux graphiques. Les textes sont très divers, de l’écriture de fiction à la poésie, avec beaucoup d’auteurs nouveaux — c’est une revue réellement ouverte !).

Elle a fait un choix à contre-courant d’autres revues (Décapage, Dyptique notamment) sur le format : il s’agit du « plus petit semestriel le plus petit du monde » (son slogan clin d’oeil) et en noir et blanc qui lui permet de sortir à un coût très bas, 5 euros !

La couverture du numéro 20 (ci-contre) est assurée par le peintre Frédéric Fau. Au vu des extraits de son travail sur son blog, je suis impatient de découvrir ses oeuvres le 20 janvier.

Extrait du début de L’importance de l’homéopathie :

La première personne qui m’a prêté attention était une jolie brune, frisée, avec une poitrine de lanceuse de javelot. Je l’entretenais depuis une dizaine de stations de la bande de Gaza. Vous avez raison, m’a-t-elle dit soudain, il faut faire quelque chose ! Et l’Iran, ai-je continué, il y a tant à dire sur l’Iran ! Sans oublier la Corée…, m’a-t-elle rétorqué.

  • Revue Borborygmes, 5€, en (bonnes) librairies ou sur abonnement – Infos : http://borborygmes.wordpress.com/
  • Soirée de présentation du n°20 et du recueil de poèmes L’astre métis, 20 janvier 2012 de 19h à 22h (ATTENTION changement d’heure, c’est à 19h et non à 19h30), à la librairie Matière à lire, 20 rue Chaligny, Paris 12ième – Entrée libre

Publication de Mao aux Editions de Vignaubière

C’était la dernière du Prix Transfrontalier de la Nouvelle Brève après 20 années d’existence. In extremis pour en faire partie et figurer dans le recueil collectif édité à cette occasion par les Editions de la Vignaubière. J’ai ce bonheur avec ma nouvelle Mao. Extrait :

– Cent grammes ?

La vieille hoche la tête.

– Mao va bien ?

– Oh pour ça oui, il m’a… tenez, regardez…

La vieille brandit son poignet. Deux bandes rosâtres striées de rouge se perdent sous la manche de son gilet de laine bleu pétrole.

Il introduit la main dans la banque, le foie a un claquement mouillé sur la planche, il l’immobilise du plat de la main et glisse la lame dessous, du jus rose suinte entre ses phalanges, il arrache une feuille au rouleau, jette la tranche dedans et de deux claques torchonne le papier.

– Cent grammes ! Et avec ça ?

Il ne pèse jamais, il a le compas dans l’œil et une main de violoniste.

– Ce sera tout, Monsieur Jean.

La même scène chaque jour. Du foie de veau, le plus cher. Cent grammes…

Un recueil superbement édité. Dix-neuf textes très courts (moins de 5 feuillets). Le thème « Emballez, c’est pesé » a donné des textes dont une partie semble tirer sur l’humour noir (je n’ai pas tout lu encore). Merci et bravo aux bénévoles de l’association organisatrice par ailleurs organisateurs de la Nuit du lecture et du conte, dont c’était aussi la dernière en 2011.

Encore un extrait :

La mémé a des joues de petite fille, gonflées comme si elle avait deux mandarines dedans, alors que son corps est si maigre qu’il a l’impression quand il l’aide à se relever de tenir son vélo. Ils achèvent la grimpette. Devant sa porte, la vieille farfouille son cabas. Et si c’était un ours derrière la porte ? Non, les ours mangent du miel. Parfois même toute la ruche avec l’apiculteur. Mais pas du foie.

Quentin cligne des yeux, une flaque de soleil traverse toute la pièce en provenance d’une double porte-fenêtre qui donne sur un balcon. De l’autre côté, une mer de tuiles. Dans un coin, un lit haut, comme dans les films à la télé. À l’autre bout, un frigo, un évier, deux plaques. Mais surtout, trônant sur un socle à roulettes, une immense cage à oiseaux, avec un dôme et des barreaux gris souris.

Il s’approche.

– Elle est vide, dit-il.

– Il est parti.

Emballez c’est pesé, Editions de la Vignaubière, recueil collectif, 2011