Publication de Deux vies secrètes chez Jacques Flament Editions

Leitmotive opus 2 - Jacques Flament Editions - Recueil collectif, Deux vies secrètes, Gilles- BertinMa nouvelle Deux vies secrètes vient de paraître dans Leitmotive, recueil collectif, chez Jacques Flament Editions.

Extrait :

Vincent se leva. Enfila sa chemise sans la boutonner. S’accouda à la barre d’appui de la fenêtre et plongea la tête dehors. Le vent était d’une chaleur de brioche. Il cligna des yeux. Il était épuisé mais ne s’endormirait pas. Trop de pensées. Comme des outils renversés, manches emmêlés. Durant ces semaines, il s’était imaginé avoir le temps, une période sans fin devant lui pour parler à Marielle. C’était la faute à chaque jour semblable au précédent, à la brutalité du travail déversée comme du sable dans tous les muscles, au soleil infernal, aux blagues entre hommes portant sur deux sujets seulement…

Les 28 nouvelles du recueil Leitmotive sont unies par le même incipit incitateur au voyage :

Fatigués de lutter contre les forces d’inertie, nous roulions soudés vers la nuit, subissant l’odeur aigre des corps entremêlés. Le bruit sourd et saccadé de l’acier sur les rails étouffait les soupirs.

Cette publication de Deux vies secrètes vient après celle, au printemps 2011, de Quelque chose est mort dans la revue Brèves n°95.

Suis heureux !

Leitmotive opus 2 est disponible sur le site de Jacques Flament Editions :

http://www.jacquesflament-editions.com/boutique/leitmotive-opus-2/

Crédit

.

Où allions-nous donc quand nous entrions là ?

nous étions enfants et ne comprenions rien à çà :

l’argent !

Une immense pièce coupée par un long comptoir

derrière

écrivant

des costumes cravate à des bureaux

comment faisaient-ils donc toute l’année ici ?

L’un d’eux se levait

jamais le même

tendait la main à papa par-dessus le comptoir

ils se parlaient

papa signait des papiers

allait devant la vitre CAISSE

un autre cravate lui comptait des billets à travers la lucarne.

.

Une fois la porte du fond s’est ouverte

un homme en costume de marié a fait entrer papa

sur sa porte :

MONSIEUR LE DIRECTEUR

nous avons attendu

des gens entraient signaient repartaient avec des billets

papa est ressorti

l’homme en marié l’accompagnait

il nous a jeté un sourire à dix francs

a actionné le bras de papa comme un levier de pompe

se sont rien dit

nous nous sommes retrouvés dehors

dans le soleil sur la place centrale

entre les boutiques les troquets les gens et leurs cabas

Quel salaud a dit papa.

Gilles Bertin

Ce texte est à lire  avec Dix mille francs publié ici en janvier 2010 et écrit il y a bien plus longtemps :

Je suis la paille au cul des vaches : trois dents noires m’ont arrachée à la botte serrée, m’ont secouée au long de la rigole rectangulaire où, tapies, les raclettes de la chaîne de curage attendent de pousser devant elles bouse et pisse…

Lire la suite

Détours

Première page d’une de mes nouvelles 3e prix du 26e Grand Prix Littéraire du Pays de Buch.

.

Des applaudissements éclatent quand l’avion émerge de la couche nuageuse. Des jeunes à l’avant de la cabine. Ils ont vu la même chose que moi. L’aéroport en bas.

Mais moi je tourne de l’œil, je m’évanouis, je perds connaissance, je me barre loin de là. En vain, on ne saute pas d’un avion.

Quand je reviens à moi, mon voisin me parle : – How are you doing ? Je lui réponds en français : – Bien, tout va bien, j’ai eu un malaise passager. Il rit à mon jeu de mots involontaire. – Prenez cette lingette, fait-il en déchirant un sachet. – Ça va je vous assure. – Prenez, insiste-t-il.

Le brouhaha continue à l’avant. Un échange culturel. Entre l’Écosse et la région. Comme pour moi, la première fois que je suis venue ici, voilà plus de trente ans.

Je ferme les yeux. Mon voisin s’inquiète à nouveau.

– Tout va bien, lui dis-je, c’est l’émotion du retour.

– Je comprends, répond-il.

Que comprend-il donc ? J’aimerais le savoir ! Qui peut comprendre ce qui s’est passé ? La décision de Joël.

Je sens sa main dans la mienne quand, de retour d’Écosse, nous atterrissions. Quelque chose en moi allait s’élargissant, à la façon de mes souvenirs sous l’effet de l’odeur de cette lingette.

Comme une personne frileuse procédant par petites touches pour entrer dans l’eau, je jette un deuxième coup d’œil en bas pour affronter ma douleur. Le lacis de routes autour de l’aéroport. Les rectangles des toits des entrepôts de la zone de logistique. Parmi eux, les bâtiments de l’usine où travaillait Joël. Les lettres COMPOSTERS sont peintes sur le toit de façon à ce qu’on puisse les voir du ciel.

J’ai évité de prononcer ce nom depuis un an, depuis que je me suis enfuie de cette région. Il m’était devenu impossible de vivre dans ce petit univers. Le pire était la sollicitude bavarde ou silencieuse des gens. Je me suis réfugiée dans ma famille à Edimbourg.

Le soleil pénètre dans la cabine à chaque fois que l’avion bascule sur une aile. J’aimerais croire en lui comme la première fois que je suis arrivée ici, il y a plus de trente ans. Et avec la même force que ces grands enfants à l’avant de la cabine. Je ne savais pas alors que c’était vers toi que je venais, Joël.

Je t’aime toujours. Mais je ne sais plus si tu es en moi ou en dehors de moi, si tu m’as quitté pour rester ici, en bas, dans ces champs qui glissent par les hublots de plus en plus vite, de plus en plus proches.

Gilles BERTIN

La soirée littéraire de remise des prix aura lieu ce dimanche. Ne pouvant y participer, je remercie ici ses organisateurs et le jury pour le peps que me donne ce prix.

Ma famille en marche

.

Sur cette photo,
ce sont mes deux grands-mères,
elles marchent ensemble bras dessus bras dessous,
c’est un jour de fête de famille,
elles vont à la salle des fêtes,
discutant.

.

Ma grand-mère paternelle a une canne, elle avance avec difficulté et ne sourit pas. Mon autre grand-mère a une tête de moins mais elle continuera une quinzaine d’années. Elle a tout le bonheur du monde sur son visage. Leurs maris, mes grands-pères, sont morts depuis quelques années.

.

Ce serait bien de les revoir toutes deux ensemble, côte à côte, un jour d’été, elles qui ne sont plus là depuis un bon moment.
Quelle chance d’avoir ce carré de photo pris entre une église et une salle des fêtes, un jour de communion solennelle.
De les regarder des années après, l’une allant au rythme de l’autre, absorbées dans leur conversation, ne me voyant pas les photographiant, prélever un instant de ce jour ensemble.

.

Désormais c’est au tour de ma mère de marcher ainsi. Elle n’en a pas peur, non.
C’est de ne plus avoir sa mère qui la fait souffrir,
d’être seule devant.

.

Ensuite, ce sera à moi.

.

Nous aurons fait l’un après l’autre, nous suivant, un bon bout de chemin.

.

Voilà à quoi je pense devant cette photo, ma famille en marche.
Moi. Mes enfants. Ma mère. Et mes deux grand-mères.
Je les vois encore, ce jour-là, vingt ans de ça au moins, allant bras dessus bras dessous.

.

Gilles Bertin

.

Texte initialement publié le 4 décembre 2009 dans les « Vases Communicants » chez Enfantissages

.

A la découpe

Suivez-moi avec ma tronçonneuse ! Elle coupe bien la garce. Modèle récent, fibres de carbone, batterie lithium-ion, ultra-légère. Avec elle je peux courir, monter, descendre ruelles et passages de la ville. Parce que, où j’opère, ça grimpe, c’est les pentes, la colline, l’ancien quartier canut, faut en être, 1831, 1834, 1848, ça vous dit quelque chose ?

Je m’agenouille sur le ciment, je presse l’interrupteur. La lame tourne si vite qu’elle semble immobile. A peine audible. Jusqu’à ce qu’avec son tranchant feutré j’effleure le bitume. Là, ma petite garce chérie crie.

Elsa et Ève surveillent. Chacune son bout de rue pendant que j’avale la poussière. La machine tressaute. Je la serre ferme. Bras malmenés, doigts blancs sur les deux poignées. Faut faire très vite, le « CSP plus » veille. Le Comité de Salubrité Publique. Partout ses membres. Dans leurs bonbonnières bobos, derrière les fenêtres dépolies de leurs lofts, de leurs crèches poutres apparentes. Les caméras pivotent sur leurs bases dans les globes cuivrés des lampadaires. On nous télé-regarde, on nous télé-veille, on nous télé-télé. Je vous emmerde.

Micro implantation florale, Lyon, Pentes de la Croix-Rousse

Je découpe. Giclées phosphorescentes. La lame s’enfonce. Fumées. Je tousse. Putain ! La lame se bloque ! Je secoue la tronçonneuse. La lame repart. Je vous aurai tous, je mettrai fin à vos règnes d’araignées bitumeuses, bétonneuses, cafardeuses. Vive la découpe !

Relevez-vous frères lobos ! Descendez avec vos couteaux à jambon, vos Laguioles, vos Ikéa cutters. Ne me laissez pas opérer seul.

Le marteau. Je frappe, je tape, je cogne. Encore et encore. Jusqu’à ce que la croûte craque.

Je déblaie les grenailles, le granulat, le concassé, le duraille. Ça part derrière moi, dans les crottes de chien, les enjoliveurs.

Soudain la terre ! Mes doigts dedans. Elle existe dessous la bonne terre. Pas d’attendrissement ! Dégager un rectangle ! VITE ! Elsa ! Ève ! Venez ! Elles accourent avec les godets de plants, le bio engrais, l’arrosoir. Oh vos mains dans la terre mes belles.

Nous remontons la rue avec tronçonneuse et plantoir, nous continuons notre tâche, nous sommes au début, en bas de ces pentes. Nous allons ouvrir des interstices dans la cité.  Les premières fissures. Voilà ce que veut ma tronçonneuse, fouger cette bon dieu de ville.

Texte initialement publié chez Frédérique Martin le 4 septembre 2009 dans le cadre des Vases Communicants et légèrement remanié.